ALAIN WEBER

ENTRETIENT MUSICOLOGIQUE
AVEC ALAIN WEBER





    Cet entretien résulte d'une série de rencontres avec Alain Weber. Une fiche de dictionnaire m'a été réclamée dans le cadre de mon année de maîtrise, c'est ainsi que je me suis sérieusement appliqué à consulter et analyser son œuvre, cette dernière étant malheureusement assez mal diffusée . Une évidence apparaît avant toute analyse, évidence que je souligne dans la conclusion de mon article: Chaque œuvre posant une problématique musicale différente, les compositions d'Alain Weber évoluent cependant à travers une certaine unité, ne laissant jamais transparaître de véritable rupture. Effectivement, que l'on considère ses œuvres sérielles, aléatoires, modales en quarts de tons, ses premières pièces encore tonales ou même ses compositions destinées à l'enfance, sa signature est toujours présente. Ayant préalablement évoqué avec lui cette constatation, il décrivit la réelle difficulté d'une éventuelle connaissance de soi, d'une possibilité de déceler dans une œuvre la part inconsciente.
 

Analysant avec recul nos entretiens successifs, il me semble que vous avez une certaine appréhension à vous définir.

On ne peut avoir qu'une appréhension à se définir, tout simplement parce qu'on ne sait pas réellement ce que l'on va trouver, c'est un peu comme cette pensée philosophique sur le temps: Si tu ne me demandes pas ce que c'est que le temps, je le sais, si tu me le demandes, alors je ne le sais plus.

On peut poser la problématique de la connaissance de soi. Pensez-vous qu'il soit envisageable pour un compositeur d'accéder à une définition de sa personne tout simplement par la considération de son œuvre, par son audition, par son analyse ?

Non, on ne peut avoir que des flashs sur ce que l'on est à des moment précis, en fonction de son environnement,… Ou bien un compositeur peut écrire ce qu'il ressent à un moment donné, et être en osmose avec ce moment, ou bien il peut écrire une œuvre pour lutter contre certains moments, une œuvre qui est donc le contraire de ce qu'il est : une sorte d'échappatoire à la vie.

C'est donc un certain recul qu'il prend par rapport à sa situation, cela lui permet d'analyser…

Je crois déjà que l'on a plusieurs facettes, mais la chose la plus importante est de définir pourquoi on compose. Parmi les facettes inexprimables du compositeur il y a ce que l'on est et ce que l'on voudrait être : la composition est le moyen de passer de l'un a l'autre. Dans le fond, en réalisant une œuvre, on réalise ce que l'on voudrait être. C'est pour cela que l'œuvre n'est pas toujours le reflet de la vie du compositeur.

Contrairement à ce qu'écrit Kant dans la Critique de la raison pure : "Je n'ai donc aucune connaissance de moi tel que je suis, mais je me connais tel que je m'apparais à moi même"  , la consultation des œuvres serait donc erronée pour se définir.

C'est à dire qu'il y a tellement d'inconscient chez le compositeur au moment où il crée qu'on ne peut pas se baser sur l'œuvre et dégager une volonté toute puissante et toute prégnante du compositeur.

Et l'analyse, pourrait-elle permettre de décrypter et observer certains mécanismes inconscients ?

Je crois que l'analyse est une autre chose. Par exemple, je parlais tout à l'heure des nombreuses facettes du compositeur : la musique c'est fait pour donner et recevoir. Pour un compositeur, comme pour un auditeur, on reçoit ce que l'on perçoit de la musique, ceci pouvant être différent suivant l'état d'esprit dans lequel on est (certains jours on a envie d'entendre du Bach, du Schoenberg ou du Webern, et puis d'autres jours on préfère entendre du Brassens).  Il n'y a pas de types de réactions qui sont logiques toute une vie par rapport à une musique.

Pourtant quand on analyse vos œuvres, même tout simplement quand on les écoute, on constate malgré une grande diversité de styles et de techniques employés, une réelle unité : il n'y a pas de réelle rupture.

L'influence du langage est presque nulle sur la pensée du compositeur : quel que soit le langage employé, on écrit toujours ce que l'on a envie d'écrire (je parle pour les œuvres de compositeurs sincères, pas pour la musique "alimentaire"). On est toujours sincère avec soi-même : lorsqu'on s'adresse au langage, on est conscient, lorsqu'on s'adresse à sa propre personne, on est inconscient, puisqu'on on ne se connaît pas. Et dans l'inconscience, on ne peut pas mentir. Le problème avec l'analyse est qu'elle permet de rechercher deux choses : les procédés de langage, tout ce qu'on peut analyser avec certitude, et il y a tout l'inconscient du compositeur, cet inconscient on ne peut pas vraiment le toucher du doigt; on peut cependant s'en faire une idée en observant la multiplicité des événements musicaux provoqués par l'inconscient du compositeur.

Lorsque vous vous accordez certaines licences, est-ce pour retrouver une certaine liberté et laisser la spontanéité s'exprimer ?

Un langage n'est pas créé pour être appliqué, mais pour être intégré à la pensée du compositeur, et les licences sont naturelles et absolument inconscientes. C'est la même chose avec les licences dans la tonalité ou dans le domaine sériel.

Mais tous les compositeurs sériels ne se sont pas permis de "contourner" leurs systèmes.

Il n'y a pas plus d'esprit de système dans le système sériel que dans le système tonal. La seule grande différence qu'il y ait avec maintenant est qu'il n'y a plus un système coordinateur de toute les techniques musicales comme du temps de la tonalité. On pouvait s'en écarter mais c'était toujours une épine dorsale dans le langage. Maintenant, chaque compositeur est obligé de se créer sa propre écriture, et ceci sous-entend de se créer son propre langage, lequel langage détermine la forme ou la structure de l'œuvre. Rien n'est donné au départ au compositeur; c'est ce qui permet au compositeur de passer d'un langage à un autre. Pour moi c'est absolument comme si on dit "J'écris en Français", nous on écrit en musique. Prenons le français comme langue, on peut dire ce que l'on veut.

La connaissance ne tue-t-elle pas l'imagination ?

Un jour, je me suis trouvé avec un ami médecin et je m'étonnais qu'on ait pas encore trouvé  de quoi guérir certaines maladies. Selon lui, les médecins sortent avec tellement de connaissances qu'ils n'ont plus d'imagination. Personnellement, il y a des œuvres que j'ai très longtemps hésité à analyser car je ne voulais pas risquer de les démystifier: elles devaient rester un mystère et l'analyse ne peut pas prétendre percer ce mystère. Pelleas en est l'exemple type. Il faut conserver un certain recul par rapport à la connaissance de l'œuvre pour que les impressions qu'on a toujours eues au moment des auditions ne soient pas emprisonnées par l'analyse.

Des  portraits psychologiques de compositeurs tels Schuman ou Schubert ont pu être réalisés par des analystes : le premier considéré comme Schizophrène (Eusébius et Florestan), le second comme dépressif (alternances majeur-mineur). Comment considérer votre œuvre Deux Portraits en Miroir (quatre pièces pour piano de 1997). S'agit-il d'une représentation pensée de vous même ou bien une expression plus spontanée ?

Je crois que j'ai toujours été considéré par une partie des gens qui me connaissent comme quelqu'un qui est d'un esprit très volatile, très rieur, d'autres au contraire considèrent mon esprit plus sérieux du point de vue de l'enseignement : je n'ai pas l'impression d'être quelqu'un qui aime déborder  sur la vérité musicale et sur ce que je pense donner aux étudiants. Ces pièces ne vont pas au fond de moi-même, j'ai plutôt essayé de donner l'idée de cette dualité que l'on a tous en nous. Le premier portrait est Rêveur et Fantasque, le second est Tenace et Décidé, il ne faut pas pour autant en faire de la "métaphysique sur le sib…".

Concernant l'aléatoire, comment envisagez vous cette technique pour une "expression de sa personnalité" ? Est-ce se dépasser par rapport à ce que l'on désire exprimer ?

Je considère que l'interprète est un nouveau créateur de l'œuvre. Et si on prend par exemple  les Préludes non-mesurés de Couperin, on a le procédé même de l'aléatoire. Aussi dans toute la musique de la renaissance, il y a une ornementation qui est laissée au compositeur qui est très tenace. La musique après a été beaucoup plus rigoureuse vis à vis de l'interprète, mais il y a toujours cette recréation de l'interprète qui met ce que lui aussi ressent. On disait tout à l'heure que le compositeur est entre ce qu'il est et ce qu'il voudrait être, c'est la même chose pour l'interprète. Son interprétation reflète ce qu'il veut être par rapport à l'œuvre.

Vous préconisez donc une certaine spontanéité des acteurs musicaux.

Oui, de toute façon, même dans une musique écrite et rigoureuse, il y a une spontanéité.

Est-il donc juste de considérer la composition comme un minutieux dosage entre le paraître et l'être, entre une création de technique de langages consciente et leurs agencements résultant de mécanismes inconscients ?

C'est un dosage qui est très différent selon les œuvres. Certaines sont entièrement d'instinct, et d'autres sont beaucoup plus soumises à une technique que l'on s'est donnée, résultant d'une pensée musicale et technique. Par exemple, si je pense à certaines de mes œuvres, dans Projection tout est basé sur ce mécanisme de  projections des différents paramètres du son sur des éléments musicaux. Lesquelles projections sont interchangeables, comme dans un kaléidoscope ou l'on voit des choses différentes à chaque fois.

On peut observer une certaine filiation d'œuvres apportant un important travail sur le langage, aboutissant à des œuvres plus libres, ayant assimilées des techniques, donc plus spontanée.

Exactement!

Et donc, quelle serait pour vous définition la plus juste de la composition ?

Avoir la technique suffisante pour faire ce que l'on veut [rires].

Texte d'Antoine Zuccarelli